La pandémie de Covid-19 n’est pas seulement une crise sanitaire mais également une crise économique qui a engendré des dégâts d’une grande ampleur sur les entreprises et le monde du travail.Les perturbations économiques et sociales dues à la crise menacent à long terme les moyens de subsistance de nombreuses personnes. La crise est aussi, et à bien des égards, une crise des droits de l'Homme, du fait des conséquences sur la vie des gens et leurs libertés.Il est donc particulièrement important de mesurer les impacts causés par la crise sanitaire sur les droits humains des travailleurs pour pouvoir définir les interventions possibles qui garantissent le respect de ces droits dans les réponses de l’Etat et des entreprises.
Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'Homme fournissent un ensemble d’orientations permettant d’identifier et clarifier les normes de la responsabilité des entreprises et le rôle des Etats. Selon ces Principes, les entreprises doivent faire tout leur possible pour éviter de contribuer, de quelque manière que ce soit, aux violations des droits humains et à la dégradation de l'environnement.
Ce devoir de diligence relatif aux droits de l’Homme repose sur la bonne volonté des entreprises et, en l'absence d'un cadre juridique contraignant, national ou international, rien ne garantit que les entreprises se conforment à ces directives. L’Etat doit donc assurer que les entreprises respectent les droits de l’Homme.
Impact de la crise du COVID-19 sur les travailleurs
Durant la crise sanitaire, les activités économiques ont été gravement affectées dans notre pays suite aux restrictions de déplacement et aux mesures de confinement. Et si les employés des administrations publiques, à l’exception des administrations de sûreté et de santé et des administrations territoriales, ont eu, pour la majorité, recours au travail à distance, les travailleurs du secteur privé ont, pour partie, continué de se rendre sur les lieux de leur travail. Certains employeurs ont réduit la durée de travail de leurs travailleurs, baissé leurs salaires et/ou les ont licenciés. Des cas de travailleurs retenus sur leur lieu de travail ont également été signalés.
Certains travailleurs «essentiels» devaient être présents sur les lieux de travail dans les secteurs liés aux soins de santé, aux transports et à la logistique, à l’agriculture et à la production alimentaire, au commerce de détail ainsi qu'à la fabrication de produits essentiels tels que les équipements de protection. Le choix des travailleurs désignés comme «essentiels» varient d’un secteur à l’autre mais les entreprise ont eu la possibilité de les désigner elles-mêmes. Ces travailleurs « essentiels » courent un risque plus élevé de contracter le Covid-19.
Par ailleurs, grâce à l’engagement providentiel de l’Etat, tous les malades de Covid-19 y compris les travailleurs, ont bénéficié sans discrimination de la prise en charge de leurs frais d’hospitalisation et de soins.
Néanmoins, des violations des droits des travailleurs ont été enregistrées durant la crise. Il s’agit des cas de contamination survenus dans des entreprises et des unités de production en raison d’une absence ou d’une insuffisance de prévention, avec plus de 60 entreprises ayant signalé des foyers de Covid-19, et des problèmes juridiques liés aux contrats de travail à durée déterminée et à court terme.
Par ailleurs, des travailleurs, ayant perdu complètement ou partiellement leur revenu, n’ont pas pu bénéficier du paiement de l’indemnité forfaitaire mensuelle de 2.000 DH auprès de la Caisse nationale de sécurité sociale. Il s’agit notamment des travailleurs dont les employeurs, souvent des sous-traitants, n’ont pas soumis les documents nécessaires pour que les travailleurs puissent bénéficier des subventions. Des problèmes relatifs aux normes du travail sont également survenus dans le secteur privé, comme la restriction des représentations des travailleurs et la suspension des processus de négociation collective.
Pour ce qui concerne le secteur informel, l’impact de la crise sanitaire a été plus sévère, avec un taux de contamination élevé et une précarité socio-économique alarmante. En effet, de nombreux travailleurs du secteur informel ont maintenu leur activité durant la période de crise, en particulier des commerçants détaillants, s’exposant ainsi au risque de contamination en raison de l’absence de mesures de prévention rationalisées.
Mais c’est bien sur la situation socio-économique des travailleurs du secteur informel que l’impact de la crise a été préoccupant. Certes,le Comité de veille économique (CVE) a mis en place des mesures d’aide aux ménages du secteur informel disposant d’une carte du Régime d'assistance médicale « RAMED » et affectés par le confinement imposé, avec une indemnisation variant entre 800 et 1.200 dirhams, en fonction du nombre des personnes par ménage. Néanmoins, une part importante des actifs du secteur informel n’a pas pu bénéficier de la subvention qui a concerné uniquement quelque 4 millions de ménages, dont 37% sont issus du milieu rural. Dans la plupart des cas, ces dérogations tenaient à l’insuffisance des déclarations fournies.
Directives des autorités et de la CGEM pour la reprise de l’activité économique et des services publics
Le CNDH salue les mesures prévues par les différentes autorités publiques et par la CGEM pour mener à bien l’opération de reprise de l’activité économique et commerciale, et invite les citoyens marocains et étrangers à veiller au respect de ces mesures notamment celles énoncées dans les référentiels importants en la matière.
Le ministère de l’Économie, des Finances et de la Réforme de l’Administration a publié, le 22 mai 2020, une circulaire et un guide pratique portant sur les procédures de travail et mesures à prendre dans les services publics après le déconfinement. La circulaire et le guide, qui sont adressés à l’administration, aux fonctionnaires et aux usagers, prévoient des mesures variées comme la création d’un comité interne au niveau de chaque administration pour veiller à la mise en œuvre des mesures prises pour éviter la propagation de Covid-19, la mise en place d’un plan d’action pour la prévention, la poursuite du télétravail pour les fonctionnaires dont la nature du travail n’exige pas leur présence au siège de l’administration, et de la numérisation des services administratifs, la simplification des procédures administratives et l’accélération de leur numérisation et enfin la désinfection de façon permanente des lieux de travail. Les fonctionnaires sont invités à prendre toutes les mesures de distanciation sociale et à porter le masque médical pendant les heures de travail. Quant aux usagers, les directives prévoient de renforcer les mesures de contrôle de leur accès aux administrations, d’organiser les espaces d’accueil et d’adopter des mécanismes opérationnels pour améliorer les conditions d’accueil, de conseil et d’orientation à travers la généralisation des numéros de téléphone et les mails électroniques par les différents canaux de communication disponibles.
De son côté, le ministère du Travail et de l’Insertion professionnelle a publié, le 21 mai 2020, le « Protocole pour la gestion du risque de contamination au Covid-19 dans les lieux du travail ». Le Protocole fait suite au « Guide sur la prévention de l’infection du Corona virus en milieu de travail », publié le 4 mai 2020 par le ministère, et composé de fiches métiers pratiques. Le protocole vise à fournir des lignes directrices pour accompagner les entreprises à élaborer des plans de prévention et des mesures de précaution concrètes émises par les autorités pour lutter contre la propagation du coronavirus dans les lieux de travail, pour protéger la santé des salariés et assurer la continuité des activités économiques.
Le Protocole s’adresse aux entreprises qui ont poursuivi leur activité économique ou qui ont l’intention de reprendre leurs activités après le confinement. Les lignes directrices contenues dans le Protocole portent sur la planification et l’organisation du travail y compris la distanciation, les mesures de santé, de sécurité et d’hygiène, la restauration sur le lieu de travail, le transport et les conditions d’accès au lieu de travail, ainsi que les soins aux personnes présentant des signes de la maladie. Les directives concernent également des actions d’information, de formation et de sensibilisation.
Pour sa part, dans la perspective de reprise de l’activité économique, la Confédération générale des Entreprises du Maroc (CGEM) a mis en place trois guides pratiques et un kit de formation au profit des entreprises devant reprendre leurs activités. Ces outils pratiques, présentés le 29 avril 2020, visent à accompagner les entreprises en termes de mesures préventives et sanitaires pour assurer la sécurité à leurs employés et leurs clients.
Recommandations du Conseil national des droits de l’Homme
Partant des répercussions citées ci-haut de la crise sanitaire sur le monde du travail, et considérant la valeur salutaire des efforts consentis par l’Etat pour protéger les entreprises et les travailleurs et compenser leurs préjudices économiques et sociaux dus à la pandémie, le CNDH exhorte le gouvernement et les employeurs au respect des droits humains des travailleurs, des employés, des usagers et de toutes les personnes se trouvant sur un lieu de travail ou de service publice public.
Le CNDH appelle notamment le gouvernement :
- A honorer ses obligations de protection des droits de l’Homme et à tenir les entreprises et les administrations responsables des violations des droits de l’homme liées à leurs activités, notamment dans le contexte du Covid-19 ;
- A s’assurer que les mesures de compensation économique ciblent en priorité les personnes les plus vulnérables et qu’elles comportent des conditions claires et applicables pour éviter de fournir des aides aux entreprises sans contrepartie sociale ;
- A inclure, dans les plans d’accompagnement post-Covid-19, des mesures de protection sociale pour ceux qui ont perdu leur revenu à cause de la crise et qui ne sont pas en mesure de subvenir aux besoins de leurs familles ;
- A rendre publics ses plans d’accompagnement et à y inclure des dispositions permettant aux entreprises d’accroître la transparence de leurs propres plans et mesures ;
- A élargir le champ des bénéficiaires de la subvention destinée aux travailleurs du secteur informel, en assouplissant les critères d’éligibilité à cette subvention.
- A veiller à la protection des droits économiques et sociaux, y compris les droits au logement, à la santé, à la nourriture, à l'eau, à l'assainissement, à l'éducation, à la sécurité sociale et au travail, et veiller par-dessus tout à éviter d’aggraver les inégalités sociales ;
- A renforcer l’institution de l’inspection du travail et faire en sorte que les travailleurs s’estimant victimes d’un préjudice portant atteinte à leurs droits, puissent avoir accès à des voies de recours efficaces ;
- A s’assurer de l’effectivité et de l’efficacité des mesures de prévention contre le Covid-19 au sein des entreprises et inciter les entreprises à faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme et d’environnement ;
- A assurer la sécurité et maintenir des mesures de prévention dans les transports publics et privés. En effet, dans l’état actuel des choses, un nombre important de personnes pourraient bientôt retourner au travail dans des conditions de déplacement peu ou pas sécurisés, étant donné que beaucoup devront utiliser les transports en commun (bus, tram, taxis collectifs, etc.)
- A lutter contre les comportements commerciaux qui ont des répercussions négatives sur les consommateurs, comme les prix abusifs ;
- A garantir des protections supplémentaires aux groupes marginalisés et aux défenseurs des droits de l’Homme ;
- A identifier, évaluer et prendre en charge de façon adéquate les nouveaux risques sanitaires engendrés par le déconfinement ;
- A tenir l’opinion publique informée des actions menées et des mesures de prévention prévues pour la protection des travailleurs, des clients et des usagers des services publics.
Le CNDH appelle, d’autre part, les entreprises :
-A assumer leurs responsabilités en matière de respect des droits de l’Homme pendant cette période, et notamment à respecter le droit aux congés payés des travailleurs et des employés, à leur fournir des procédures de travail sécurisées et à modifier les horaires de travail pour respecter les lignes directrices sur la distanciation sociale ;
- A atténuer l’impact économique du virus en évitant les licenciements collectifs et la perte d’avantages sociaux, en priorisant les décisions financières qui protègent le niveau de vie des employés ;
- A respecter les conventions collectives, à maintenir les contrats avec les fournisseurs, à être attentives aux personnes les plus vulnérables, à s'engager avec l'État sur la réponse aux besoins sanitaires et financiers immédiats des travailleurs, et à faire preuve de responsabilité et de diligence raisonnable en matière de droits de l'Homme en étant transparent sur les défis rencontrés ;
-A veiller sur la sécurité de leurs clients ou usagers, en prévoyant les mesures préventives nécessaires, dont les mesures d’hygiène et de distanciation sociale ;
-A entretenir un dialogue social avec les représentants des travailleurs et des employés afin de négocier non seulement les conditions de sécurité et d’hygiène mais également les plans de relance et d’appui aux entreprises afin de s’assurer de leur efficacité et leur équité sociale.
Le CNDH attire l’attention du gouvernement et des entreprises sur :
- Les impacts spécifiques de cette crise sur la situation des femmes, qui sont plus susceptibles d’être non rémunérées, les contrats précaires, temporaires et à temps partiel et le travail informel.
- Les licenciements potentiels des personnes handicapées, en tant que catégorie plus vulnérable à l’impact social de la crise sanitaire.
- Les travailleurs migrants qui sont susceptibles de se retrouver dans des conditions de travail précaires et, de manière disproportionnée, affectés par le chômage ou la réduction de l’emploi en raison de la pandémie.
Le CNDH recommande enfin que les parties prenantes nationales continuent la réflexion autour d'un nouveau modèle de développement centré autour d’un paradigme économique qui soutient une croissance durable, socialement inclusive et sensible au climat, qui vise à réduire les inégalités sociales et territoriales et à promouvoir la dignité humaine. Un modèle de développement qui ne laisserait personne derrière et qui aiderait notre société à être plus résiliente face aux crises.